DOC. n° 66 : Paul VALERY, Pièces sur l'art. Autour de Corot, 1934.

 

 

            [...] La Nature, - dictionnaire pour Delacroix ; pour Corot, le modèle.

 

            Cette différence, dans l'un et l'autre peintre, des fonctions de ce qui se voit est à méditer.

 

            Chaque artiste a ses relations particulières avec le visible. Les uns s'attachent à restituer aussi fidèlement qu'ils le peuvent ce qu'ils perçoivent. Ce sont ceux qui croient qu'il n'existe qu'une seule et universelle vision du monde. Ils le prennent pour perçu par tous comme il l'est par eux, et fermes dans ce dogme, ils mettent tout leur cœur à éliminer tout sentiment de leurs ouvrages, toute inégalité d'origine personnelle. Ils espèrent trouver leur gloire dans une réflexion qui s'étonne de tant d'exactitude et finisse par songer à l'homme qui s'est effacé dans une telle création de ressemblance.

 

            Les autres, pareils à Corot, quoiqu'ils commencent comme les premiers, et gardent en général, jusqu'à leur fin, un souci de l'étude étroite des objets à laquelle ils retournent de temps en temps pour y mesurer leur patience et leur vertu d'acceptation, désirent cependant nous faire sentir ce qu'ils sentent devant la Nature, et se peindre en la peignant. Ils s'inquiètent bien moins de reproduire un modèle que de produire en nous l'impression qu'il leur cause, - ce qui exige et entraîne je ne sais quelle combinaison subtile de la vérité optique et de la présence réelle du sentiment. Ils procèdent par accentuation ou par sacrifices ; ils approfondissent ou ils allègent leur travail ; tantôt enrichissent les données ; tantôt poussent leur désir jusqu'à l'abstraction, et n'épargnent même les formes.

 

            D'autres enfin, - les "Delacroix" - pour qui la Nature est dictionnaire, puisent dans ce recueil des éléments de compositions. La Nature est pour eux, sur toute chose, un ensemble des ressources de leur mémoire et des matériaux de leur imagination, documents toujours présents ou naissants, mais incomplets ou incertains, qu'ils confirment ou corrigent ensuite  par l'observation directe, une fois le spectacle mental fixé par l'esquisse, et quand la construction des êtres succède à la représentation vive d'un certain moment.