DOC. n° 54 : Gaston BACHELARD, Le droit de rêver.

 

 

Le peintre sollicité par les éléments

 

            Avant l'œuvre, le peintre, comme tout créateur, connaît la rêverie méditante, la rêverie qui médite sur la nature des choses. Le peintre, en effet, vit de trop près la révélation du monde par la lumière pour ne pas participer de tout son être à la naissance sans cesse renouvelée d'un univers. Aucun art n'est plus directement créateur, manifestement créateur, que la peinture. Pour un grand peintre, méditant sur la puissance de son art, la couleur est une force créante. Il  sait bien que la couleur travaille la matière, qu'elle est une véritable activité de la matière, que la couleur vit  d'un constant échange de forces entre la matière et la lumière. Aussi, par la fatalité des songes primitifs, le peintre renouvelle les grands rêves cosmiques qui attachent l'homme aux éléments, au feu, à l'eau, à l'air céleste, à la prodigieuse matérialité des substances terrestres.

 

            Dès lors, pour le peintre, la couleur a une profondeur elle a une épaisseur, elle se développe à la fois dans une dimension d'intimité et dans une dimension d'exubérance. Si, un instant, le peintre joue avec la couleur plate, avec la couleur unie, c'est pour mieux gonfler une ombre, c'est pour solliciter ailleurs un rêve de profondeur intime. Sans cesse, durant son travail, le peintre mène des songes situés entre la matière et la lumière, des songes d'alchimiste dans lesquels il suscite des substances, augmente des luminosités, retient des tons trop brutalement éclatants, détermine des contrastes où l'on peut toujours déceler des luttes d'éléments. Les dynamismes si différents des  rouges et des verts en sont des témoignages.

 

            Aussi dès qu'on rapproche les thèmes alchimiques fondamentaux des intuitions décisives du peintre, on est frappé de leur parenté. Un jaune de Van Gogh est un or alchimique, un or butiné sur mille fleurs, élaboré comme un miel solaire. Ce n'est jamais simplement l'or du blé, de la flamme, ou de la chaise de paille ; c'est un or à jamais individualisé par les interminables songes du génie. Il n'appartient plus au monde, mais il est le bien d'un homme, le cœur d'un homme, la vérité élémentaire trouvée dans la contemplation de toute une vie.

 

            Devant une telle production d' une matière nouvelle, retrouvant par une sorte de miracle les forces colorantes, les débats du figuratif et du non-figuratif se détendent. Les choses ne sont plus seulement peintes et dessinées. Elles naissent colorées, elles naissent par l'action même de la couleur. Avec Van Gogh, un type d'ontologie de la couleur nous est soudain révélé. Le feu universel a marqué un homme prédestiné. Ce feu, au ciel, grossit justement les étoiles. Jusque-là va la témérité d'un élément actif, d'un élément qui excite assez la matière pour en faire une nouvelle lumière.