DOC. n° 52 : Jean TARDIEU, Le miroir ébloui. Les portes de toile, 1993.

 

POUSSIN

 

 

Les nuages sont bas sur l'horizon (on dirait un épais feuillage) et dans l'étroite ligne d'espace qui lui est laissée,  le ciel concentre sa couleur comme une essence au goût si violent qu'elle ne se peut boire ou respirer qu'avec prudence.

 

Ah ! crois-tu ce paysage endormi ? On te trompe à dessein, car seuls les plus dignes auront le droit d'écouter. Si Apollon se repose et se tait, c'est pour mieux plonger dans ton âme. Les sons de sa lyre sont passés dans les pierres d'un portique et le balancement des strophes éteintes soulève non loin de là trois jambes de jeunes filles dansant d'un même pas et les branches aussi dans le même sens inclinées.

 

Allons, étranger ! puisque ton attitude respire la déférence et la mesure, entre ! Tu entendras chanter le rouge insidieux, le vert profond et sacré, les stridentes lividités du Déluge, le rose comme un reflet de feu sur les joues des bacchantes. Mais gare à toi si tu venais sans amour ! Tu ne verrais qu'un champ de décombres, un forum abandonné d'où la parole s'est enfuie !

 

Nous valons mieux que des ruines ! Pour qui sait être patient et probe, la mort est absente de ces lieux : des mains pieuses ont revêtu d'un incorruptible printemps les bois où résonne une rêverie nombreuse de troupeaux et de choses. Ce pourrait être un calme crépuscule pour les amants apaisés ou pour les dieux qui se préparent à apparaître. Ce pourrait être une nuit de veille, quand tout le monde attend, les yeux fixés sur les chemins pleins d'ombre...

 

Mais à l'horizon, sous les branches basses, il y a toujours l'orage qui médite avec lenteur sa secrète maturité.

 

(Janvier 1941.)