DOC. n° 46 : Daniel ARASSE, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Postface, 1992.

 

Le vautour, le rat et le serpent

 

 

            Ces trois animaux peu séduisants sont l'occasion de trois autres historiettes où l'on voit l'interprète construire, dans le détail du tableau, la fable de son désir.

 

            Le vautour

 

            La première concerne la forme de vautour qu'Oscar Pfister fait surgir, en 1913, dans le manteau bleu que porte Marie dans Sainte Anne, la Vierge et l'Enfant Jésus de Léonard de Vinci.

 

            Cette découverte marquait l'impact du texte célèbre que Freud avait consacré, en 1910, au "souvenir d'enfance" du peintre, dont le texte, donné dans le Codex Atlanticus, est en effet singulier : "Je semble avoir été destiné à m'occuper tout particulièrement du vautour, car un de mes premiers souvenirs d'enfance est, qu'étant encore au berceau, un vautour vint à moi, m'ouvrit la bouche avec sa queue et plusieurs fois me frappa avec cette queue entre les lèvres. "Au terme d'une remarquable analyse, Freud traduit ce "souvenir" : "Ma mère m'a écrasé sur la bouche d'innombrables baisers passionnés". Rapportant ensuite ce qu'il pouvait savoir de l'enfance du peintre au tableau du Louvre, il estimait que ce dernier "synthétise l'histoire de son enfance : les détails de l'œuvre s'expliquent par les plus personnelles impressions de la vie de Léonard".

 

            Dans ce contexte, la découverte du vautour inscrit dans la robe de la Vierge était en effet sensationnelle. Tout en s'interrogeant sur la possibilité d'étendre la signification de l'image-devinette, Pfister observait que, dans la configuration du manteau, la queue du vautour joint la bouche de la mère et celle de l'enfant "c'est-à-dire de Léonard, exactement comme dans son prophétique rêve d'enfance" (1).

 

            Freud demeure cependant réservé. Cette découverte est "curieuse", mais il ne se sent pas "disposé à l'accepter sans condition". Il a d'autant plus raison que, sans qu'il le sache (car il a utilisé une traduction fautive du texte de Léonard), l'oiseau du "souvenir" n'était pas un vautour (avvoltoio), mais un milan (nibbio). Ce contresens de traduction ne ruine pas la méthode d'interprétation freudienne du souvenir - elle oblige seulement l'historien à en réarticuler les données en fonction du milan et de ses connotations dans la culture et les croyances du temps (2). Mais le contresens ruine irrémédiablement le détail du  vautour inscrit dans le manteau de la Vierge : la tête et le cou du milan n'ont pas la même configuration que celle, caractéristique, du vautour. Il est indéniable que ce détail a été produit, jusque dans sa découpe linéaire, par le désir de l'interprète.

 

            L'histoire cependant ne s'arrête pas là. Car, en  reconnaissant un vautour dans les vêtements de Marie, Oscar Pfister a bien identifié un élément du tableau qui avait été conçu par le peintre comme un détail de ce tableau, et travaillé comme tel : un dessin à la pierre noire et à l'encre, conservé au Louvre,  isole déjà ce qui deviendra la draperie bleue. Or,  de  cette  étude de détail à l'oeuvre finie, les plis sont l'objet d'une réélaboration qui, allongeant les formes et les complétant, leur donne cette allure de vautour que dessine à son tour Pfister. "Quelque chose" travaille donc bien là, et ce "quelque chose" n'est pas nécessairement insignifiant. Certaines copies de cette œuvre  prestigieuse simplifient ou complètent en effet la configuration. Bernardino Lanino (Milan, Brera) n'hésite même pas à ajouter une main à sainte Anne pour cacher la forme, difficilement explicable, que prennent chez Léonard les plis de la robe rouge. Le souci d'équilibre plastique a sans doute contribué à ce singulier gonflement de la configuration, mais il ne suffit pas pour en rendre compte.

 

            Oscar Pfister n'était pas un historien ; c'est peut-être pour cela même qu'il a interrogé la configuration potentielle de l'image - en refusant de la banaliser ou de la considérer comme insignifiante.

 

            En nommant le vautour, il s'est trompé de désir : c'est le sien qui a donné forme et nom au détail. Mais il ne se trompait sans doute pas en pressentant qu'un désir travaillait, obscurément, l'image [...].

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(1) La "curieuse découverte" d'Oscar Pfister est évoquée par S. Freud, Un souvenir d'enfance de Leonard de Vinci, Paris, Gallimard (1927), 1977, p. 114-116.

(2) Pour une interprétation du "souvenir d'enfance" en fonction du milan (nibbio) et non plus du vautour (avvoltoio), cf. D. Arasse, "La culla del Nibbio : pour une approche historique du souvenir d'enfance" dans Symboles de la Renaissance, II, Paris, Presses de l'Ecole Normale Supérieure, 1982, p. 59 sq.