DOC. n° 42 : A. RODIN, Entretiens réunis par Paul Gsell. Le mouvement dans l'art, 1911.

 

 

[...] Pour me comprendre, je vous demanderai d'abord si vous avez présent à l'esprit l'Embarquement pour Cythère, de Watteau.

 

- A tel point que je crois l'avoir devant les yeux.

 

- Alors je n'aurai point de peine à m'expliquer. Dans ce chef-d'œuvre, l'action, si vous voulez bien y prendre garde, part du premier plan tout à fait à droite pour aboutir au fond tout à fait à gauche.

 

Ce qu'on aperçoit d'abord sur le devant du tableau, sous de frais ombrages, près d'un buste, de Cypris enguirlandé de roses, c'est un groupe composé d'une jeune femme et de son adorateur. L'homme est revêtu d'une pèlerine d'amour sur laquelle est brodé un cœur percé, gracieux insigne du voyage qu'il voudrait entreprendre.

 

Agenouillé, il supplie ardemment la belle de se laisser convaincre. Mais elle lui oppose une indifférence peut-être feinte et elle semble regarder avec intérêt le décor de son éventail...

 

- A côté d'eux, lui dis-je, est un petit amour, assis cul nu sur son carquois. Il trouve que la jeune femme tarde beaucoup et il la tire par la jupe pour l'inviter à être moins insensible.

 

- C'est cela même. Mais jusqu'à présent le bâton du pèlerin et le bréviaire d'amour gisent encore à terre.

 

Ceci est une première scène.

 

En voici une seconde :

 

A gauche du groupe dont je viens de parler est un autre  couple. L'amante accepte la main qu'on lui tend pour l'aider à se lever.

 

- Oui : elle est vue de dos et elle a une de ces nuques blondes que Watteau peignait avec une grâce si voluptueuse.

 

- Plus loin, troisième scène. L'homme prend sa maîtresse par la taille pour l'entraîner. Elle se tourne vers ses compagnes dont le retard la rend elle-même un peu confuse et elle se laisse emmener avec une passivité consentante.

 

Maintenant les amants descendent sur la grève et, tout à fait d'accord, ils se poussent en riant vers la barque ; les hommes n'ont même plus besoin d'user de prière : ce sont les femmes qui s'accrochent à eux.

 

Enfin les pèlerins font monter leurs amies dans la nacelle qui balance sur l'eau sa chimère dorée, ses festons de fleurs et ses rouges écharpes de soie. Les nautoniers appuyés sur leurs rames sont prêts à s'en servir. Et déjà portés par la brise de petits Amours voltigeant guident les voyageurs vers l'île d'azur qui émerge à l'horizon.

 

- Je vois, maître, que vous aimez ce tableau : car vous en avez retenu les moindres détails.

      

- C'est un ravissement qu'on ne peut oublier.

 

Mais avez-vous noté le déroulement de cette pantomime ? Vraiment, est-ce du théâtre ? est-ce de la peinture ? On ne saurait le dire. Vous voyez donc bien qu'un artiste peut, quand il lui plaît, représenter non seulement des gestes passagers, mais une longue action, pour employer le terme usité dans l'art dramatique.

 

Il lui suffit, pour y réussir, de disposer ses personnages de manière que le spectateur voie d'abord ceux qui commencent cette action, puis ceux qui la continuent et enfin ceux qui l'achèvent.

 

Voulez-vous un exemple en sculpture ?

 

Alors ouvrant un carton, il y chercha et en tira une photographie.

 

- Voici, me dit-il, la Marseillaise, que le puissant Rude a taillée sur un  jambage de l'arc de triomphe. [...]