DOC. n° 26 : Claude LEVI-STRAUSS. Regarder, écouter, lire. En regardant Poussin, IV, 1993.

 

 

            Si Les Bergers d'Arcadie est le plus populaire des tableaux de Poussin, Eliezer et Rebecca semble être celui qui a surtout inspiré les connaisseurs. D'aucun autre tableau Félibien ne parle si longuement. Dans les passionnantes Conférences de l'Académie royale de peinture, etc., bien plus enrichissantes, à mon sens, que les bavards Salons de Diderot (ainsi la superbe conférence faite en 1669 par Sébastien Bourdon sur "La Lumière" - d'ailleurs, si l'on y regardait d'un peu près, on s'apercevrait que certaines des idées les plus célèbres de Diderot sont déjà dans les Conférences : celle que Gérard Van Opstal fit en 1667 sur le Laocoon formule avec un siècle d'avance la théorie du modèle idéal) ; dans les conférences de l'Académie donc, un débat sur Eliezer et Rebecca, introduit par Philippe de Champaigne, s'ouvre en 1668 ; il rebondit en 1675, repart en 1682 dans une séance où l'on relit et rediscute le compte rendu de la première, en présence et avec la participation de Colbert.

 

            Plusieurs tableaux de Poussin sont sublimes, mais, dans un genre exquis, ­Eliezer et Rebecca atteint peut-être un sommet. Chaque figure prise à part est un chef-d'œuvre ; chaque groupe de figures en est un autre ; et l'ensemble constituant le tableau aussi. Trois niveaux d'organisation donc, emboîtés l'un dans l'autre, chacun poussé au même degré de perfection ; de sorte que la beauté du tout possède une densité particulière. L'œuvre se déploie en plusieurs dimensions qui accordent chacune une importance égale au jeu des formes et à celui des couleurs. Des contemporains reprochaient à Poussin de n'être pas coloriste. Ce seul tableau suffirait à les démentir, avec ce bleu presque cru, si souvent employé par Poussin. Reynolds le condamnera, alors qu'au contraire c'est lui qui donne aux harmonies de Poussin leur mordant. Félibien a si bien compris l'importance des couleurs qu'il prend soin de les détailler pendant six pages sur les vingt-cinq qu'il consacre à ce merveilleux tableau.

 

            La lecture qu'en fait Philippe de Champaigne est statique. Il envisage successivement le tableau sous plusieurs angles : représentation de l'action ; ordonnance par groupes ; expression des figures ; distribution des couleurs, des lumières et des ombres. Mais, à propos de l'expression des figures, il formule un doute (que rejettera Le Brun) dont l'examen attentif permet, je crois, de faire progresser l'analyse et de l'orienter dans une nouvelle voie.

 

            Considérant "la figure d'une fille qui est appuyée sur un vase proche du puits [...] M. de Champaigne voulut faire remarquer que M. Poussin avoit imité les proportions et les draperies de cette figure sur les antiques, et qu'il s'en étoit toujours fait une étude servile et particulière. Il s'étoit expliqué d'une manière qui sembloit reprocher à M. Poussin un peu de stérilité et le convaincre d'avoir trop emprunté le secours des anciens, jusqu'à l'accuser de les avoir pillés."

           

            Il est de fait que cette figure sculpturale tranche sur les autres. Dans cette différence calculée se trouve à mon sens la clé du tableau [...].