DOC. n° 11 : Daniel ARASSE, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, 1992.

 

 

 

Le moment du détail et l'événement de peinture

 

 

            [...] Avant, cependant, d'envisager les dimensions propres de cette jouissance, il est bon de revenir à une question laissée en suspens : au ras du tableau, que cherche son spectateur et qu'y trouve-t-il ? Qu'est-ce qui le pousse ainsi à se rapprocher de la peinture, à y faire le détail ? Et que se passe-t-il quand, soudainement ou progressivement, le spectateur s'attache au détail ou quand un détail l'appelle ? Ces questions méritent d'être posées car, si le dettaglio n'est pas le particolare, c'est bien qu'il est la trace ou la visée d'une action qui le détache de son ensemble. En tant que tel, plus qu'une partie du tableau, il est un "moment" de sa réception comme il peut l'avoir été de sa création. Il est d'abord un "événement" de peinture dans le tableau. Trois textes littéraires, écrits à peu d'années de distance par trois écrivains très divers, ont le mérite de transcrire cet événement en en faisant percevoir à la fois la soudaineté et l'arbitraire. C'est pour chaque spectateur que la peinture advient ainsi dans le tableau. De manière sans doute révélatrice cependant, dans ces textes, c'est chaque fois au bord du tableau, à la marge de sa perception, que l'écrivain est cueilli par cette révélation.

 

            Dans son Introduction à la peinture hollandaise, la plume de Claudel évoque le souvenir de l'événement, suscité par un tableau placé à l'angle d'une salle de musée: "Je me rappelle que la première fois que je visitai le Rijksmuseum à Amsterdam, je me sentis attiré ou pour mieux dire happé à l'autre bout de la salle par un petit tableau qui se cachait modestement dans un coin et que depuis j'ai été incapable de retrouver. C'était un paysage dans le genre de Van Goyen peint dans un seul ton comme avec de l'huile dorée sur une fumée lumineuse. Mais ce qui m'avait fait tressaillir à distance, ce qui, pour moi, faisait sonner comme une trompette cet ensemble assourdi, c'était, je le comprenais à présent, là, ce petit point vermillon, et, a côté, cet atome de bleu, un grain de sel et un grain de poivre ! "Claudel a l'imagination sonore. Mais son "petit point vermillon" fait faire, comme il le dit plus loin dans un autre contexte, "acte de présence" (tonitruante) à un ensemble (assourdi). L'événement est là, qui happe le poète "à présent, là", au plus près du tableau.

 

            La mort de Bergotte devant la Vue de Delft de Vermeer est un des passages les plus connus d'A la recherche du temps perdu. C'est d'un "petit pan de mur jaune" que Proust fait l'événement du tableau. Fatal à l'écrivain fasciné ("il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur"), l'acte de présence de cette "précieuse matière du tout petit pan de mur jaune" renvoie Bergotte aux manques de sa propre écriture  ("C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. "). L'extase dans laquelle le plonge cette vue finit par l'emporter dans la mort. Il est significatif que, dans la présentation que son texte fait de ce "petit pan de mur jaune", Proust le décrit très précisément comme un détail qui fait son effet à condition d'être détaché, isolé, détaillé du tableau dans son identité propre : "dans la Vue de Delft de Ver Meer [...] un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait pas) était si bien peint qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffisait à  elle-même." Emblème  de l'art de Vermeer dans le tableau évoqué à distance, ce détail va, dans le temps de la réception de l'œuvre, y devenir un comble de peinture qui défait à son profit exclusif l'unité de la Vue de Delft, et emporte celui qui le regarde.

 

            Or, dans le tableau réel, le "petit pan de mur jaune" est placé vers l'extrémité droite de la toile, à la marge presque de la surface. Cet emplacement n'a sans doute pas été indifférent dans le choix que Proust fait de lui donner un tel rôle dans la disparition de Bergotte, l'initiateur littéraire du narrateur de la Recherche. La première apparition de Bergotte dans le texte de la Recherche a lieu en effet au tout début de l'ensemble, comme dans sa marge initiale : alors qu'il est en train de lire du Bergotte ("un auteur tout nouveau pour moi"), le narrateur est interrompu par Swann. Or, détail d'écriture suggérant que l'apparition et la disparition de Bergotte ont été secrètement élaborées par Proust, cette intervention de Swann a pour conséquence, dans un contexte que rien n'explicite, la disparition d'un mur couleur violette qui servait de fond à une figure aimée : "pour longtemps, ce ne fut plus sur un mur décoré de fleurs violettes en quenouille, mais sur un fond tout autre [...] que se détacha désormais l'image d'une des femmes dont je rêvais."

 

            Du détail d'un petit pan de mur jaune qui, surgissant au bord du tableau, fait disparaître l'écrivain, à celui d'un mur violet disparaissant quand l'écrivain apparaît au bord de l'œuvre littéraire, la complémentarité des couleurs et des situations est frappante. Elle suggère que Proust a intimement investi le détail latéral, apparemment mineur, de la Vue de Delft. A un certain moment, il y a lui-même plongé et connu une révélation.

 

            La pénultième page du Testament de Rilke confirme à quel point l'événement du détail peut disloquer le tableau et advenir en un moment infime de la peinture qui devient le tout de la contemplation où le sujet se noie. S'absorbant dans la contemplation d'une reproduction de La Vierge de Lucques de Van Eyck, tout à coup Rilke est "pris" (pour évoquer à nouveau Horace) au plus près de l'œuvre et en son passage le moins signifiant : "Et tout à coup je désirai, je désirai, oh ! désirai de toute la ferveur dont mon cœur a jamais été capable, désirai d'être non pas l'une des petites pommes du tableau, non pas l'une de ces pommes peintes sur la tablette peinte de la fenêtre - même cela me semblait trop de destin... Non : devenir la douce, l'infime, l'imperceptible ombre de l'une de ces pommes -, tel fut le désir en lequel tout mon être se rassembla."

 

            La beauté et l'importance du texte ne tiennent pas seulement à l'intensité avec laquelle Rilke transmet l'avidité d'une quête et la fulgurance de sa solution "au rebord" du tableau. Elles tiennent aussi à ce qu'en dévoilant le point (véritable punctum au sens que Roland Barthes a donné au terme) qui le bouleverse, la petite ombre à peine visible d'une pomme, Rilke explicite avec quelle arbitraire subjectivité le tableau est regardé pour qu'advienne l'événement du détail. Il confirme aussi à quel point cet événement a pour effet de disloquer à la fois l'ensemble figuratif qui le suscite et son message. Il montre enfin que la perception d'un tableau se fait dans une durée au sein de laquelle le détail intervient comme un moment fulgurant qui provoque un suspens du regard et de son errance, une stase ou extase.

 

            La page de Rilke fait percevoir une donnée essentielle à tout tableau de peinture : la dimension temporelle de son être-là, offert au regard. Cette dimension se manifeste sous une double instance : inscription dans le tableau de la temporalité créatrice, inscription d'un événement de peinture dans le temps du regard, l'accident du détail. [...]