Quelques notes et pistes

pour le commentaire du doc. n° 9 :

extrait de l’ouvrage de Sylvie Germain :

Patience et songe de lumière, 1993.

 

Lien vers le texte

 

Occasion de découvrir un des livres les plus inspirés sur Vermeer. Mais songer aussi à Daniel Arasse  (L’Ambition de Vermeer, Paris, Adam Biro, 1993), Pascal Bonafoux (Vermeer, Paris, Ed. du Chêne, 1992), Norbert Schneider (Jan Vermeer – 1632-1675 – ou les sentiments dissimulés, Köln, Ed. Taschen), auxquels nous ferons, du reste, référence dans ces notes et à l’occasion de celles relatives au doc. n° 12. Voir aussi Olivier Cena dans le Télérama hors série (T 2096) consacré à Vermeer ; le catalogue de l’exposition rétrospective de 1995…

 

On pourra, bien sûr, dans le cadre de ces TD et de la problématique qui les sous-tend (“la peinture au risque de la parole”), se poser la question du genre. Ouvrage de critique d’art, sans doute, mais aussi démarche d’écrivain (de poète ?) et de philosophe. Un coup d’œil à quelques sites consacrés à  l’auteur peut s’avérer utile. Cf. notamment :

 

http://assoc.wanadoo.fr/office.du.livre/Pages/residents/germain.html

http://mapage.noos.fr/labyrinthe/ecrivains/germain.html

http://unlecteur.ouvaton.org/article.php3?id_article=4

 

Ouvrage consacré, donc, à Vermeer et placé sous le signe de la patience, du songe et de la lumière. Trois termes intimement liés à la peinture, art de patience (cf. le doc. n° 53 du corpus), "travaillant" songe et lumière. La peinture pouvant être d’ailleurs perçue, dans l’absolu, comme un "songe éveillé" ou la matérialisation d’un songe (cf. Dalí, Arrabal…, dont nous avons parlé en cours). Penser par ailleurs à Van Gogh, hanté par la lumière, comme tant d’autres, et sur lequel nous reviendrons (cf. doc. n° 59). Patience et songe de lumière : titre circonstancié, donc, dès lors qu’il s’agit de parler peinture.

 

Rappeler la structure de l’ouvrage. Structure tripartite : La porte de Schiedam, Licorne, Sommeil. Notre extrait se situe vers la fin du livre, dans la partie intitulée : Sommeil (qui nous renvoie au "songe" du titre), partie qui commence par ailleurs par le mot "lumière". Le tout intimement lié.

 

L’extrait qui nous retient pourra être perçu comme un microcosme de l’ensemble de l’ouvrage, une sorte de cristallisation de sa globalité. S’il propose en effet une lecture en raccourci de l’œuvre de Vermeer, il reprend aussi les thèmes essentiels du livre : patience, songe et lumière, tout en allant bien au-delà. Projet d’un écrivain qui abat les cloisons dressées entre les arts et la littérature et tisse un réseau de correspondances entre la poésie et la peinture, notamment (cf. les références nombreuses à Rilke, Mallarmé, Valéry, pour l’extrait en question et pour le reste du texte).

 

A première lecture on pourra être frappé par les nombreuses références plus ou moins explicites à l’œuvre entier de Vermeer. Occasion, pour vous, de (re)découvrir les tableaux du peintre, qui ne sont pas si nombreux. La "fenêtre à vitrail" de la première phrase nous fait penser aussi bien à L’Astronome qu’au Géographe, à La Femme à l’aiguière, à La femme au collier de perles, à La Dame écrivant une lettre et sa servante, à La Jeune femme lisant une lettre, à La Femme au luth, à La Leçon de musique, à La Leçon de musique interrompue, à La Dame avec deux gentilshommes, etc.

 

Vous pouvez faire le même travail de repérage pour la mention des "miroirs", des "tapis" ou des "chaises à têtes de lions", autant d’éléments constitutifs de l’intérieur hollandais et de l’atelier de Vermeer, tous réunis par la lumière – principe unificateur - sous la plume de Sylvie Germain. "Evocation d’un univers" (possible titre pour l’une des parties de votre commentaire composé). Inventaire.

 

Au-delà de cet inventaire (bien fastidieux, il faut le dire, mais utile dans votre démarche) il est clair que le texte retenu s’organise surtout autour d’un tableau bien précis qui n’est autre que La Jeune femme endormie, peinte vers 1657, conservée au Metropolitan Museum of Art de New York (87,6 x 76,5).

 

A propos du tableau en question, on pourra s’arrêter sur la phrase : "Vermeer ne raconte rien, ni narration ni fable ni histoire". Ou encore sur celle-ci : "Torpeur non pas de vin, ni rêverie amoureuse, - torpeur et songe de lumière".

 

Voilà qui va, semble-t-il, à l’encontre de toutes les interprétations traditionnelles que Daniel Arasse rappelle dans son livre déjà cité (p. 61-62) et dont l’édition Norbert Schneider (Ed. Taschen) fait également état, à propos du fameux tableau. Une jeune femme (la maîtresse de maison ? Une servante ?) est assise face au spectateur que nous sommes, la tête appuyée sur la main droite, à une table recouverte d’un lourd tapis d’Orient, relevé sur le devant (détail souligné comme maladroit, parmi bien d’autres, dans ce tableau probablement de jeunesse, par Olivier Cena, Op. cit.). Elle a l'air endormie. En fait, au moment d'être vendu à Amsterdam, le 16 mai 1696, le tableau s’appelait Jeune femme ivre endormie à une table. En 1737, à l'occasion d'une autre vente, il fut appelé Jeune Femme endormie de Van der Meer de Delft. Si l'on en juge par les vêtements relativement précieux, la jeune femme n'est sans doute pas une servante, mais une huisvrouw, une épouse responsable de la maison. Toutefois, cette interprétation ne fait pas l’unanimité. Contrairement à Jan Steen, par exemple, qui met en scène quantité d'objets et d'acteurs - bruyants la plupart du temps (cf. ses scènes de taverne ou d’intérieur et principalement Au Cabaret, Garde-toi de la luxure ou encore En quittant la taverne), Vermeer travaille sobrement en se limitant à peu de choses. La femme est isolée par rapport à l'action. Il semble que l’artiste soit repassé ultérieurement sur des éléments qu'il avait peints à l'origine (repentirs), comme l'a pu montrer un examen radioscopique : on pouvait par exemple voir au début un chien dans l'encadrement de la porte et un homme dans la pièce du fond (ainsi que des raisins et une feuille de vigne dans l’assiette de fruits d’après Olivier Cena). En recouvrant d'une autre peinture ces éléments complémentaires narratifs, Vermeer a donné à sa composition un caractère sémantiquement ouvert (polysémie). Il en résulte que le geste de la femme n'est pas tout à fait évident. Exprime-t-il la mélancolie comme certains l’ont prétendu ? Il est plus probable qu'il s'agit là d'une référence à la tradition thématique de l'acedia, ou indolence. Schneider nous rappelle que dans la théologie du Moyen Age, l'indolence était considérée comme un vice, et même comme un péché mortel. A une époque, nous dit-il, où les autorités avaient élaboré une éthique du travail rigide et ascétique dont les normes s'étendaient jusqu'au domaine domestique, on considérait que la femme qui violait ces normes violait les lois divines. Dans la littérature paternaliste du XVIIe siècle, la "mère de famille" devait être, en tant que chef de la maison, vertueuse et respectueuse envers Dieu, un exemple évident des vertus chrétiennes et un modèle pour les domestiques. L'acedia était souvent définie comme résultat de l'ivrognerie. Dans son tableau londonien Les Conséquences de l'intempérance, Jan Steen a représenté une femme endormie, grisée par le vin et qui néglige ses devoirs : la maison est sens dessus dessous, les enfants laissent le chat manger le pâté, la servante donne du vin au perroquet, un couple s'amuse dans le jardin. Le règlement intérieur sacré a visiblement été transgressé. Le thème de l'acedia du tableau La Servante oisive peint par Nicolaes Maes est reproduit à un niveau social inférieur. Ici, c'est la servante qui s'est régalée avec le vin de ses maîtres et a négligé son travail, ce que révèlent la vaisselle posée en désordre à même le sol et le chat qui s'empare du poulet. Schneider ajoute que la consommation de vin de la jeune femme endormie de Vermeer a manifestement un rapport avec une relation amoureuse extra-conjugale. L'homme d’abord présent dans la pièce contiguë, qui fut ultérieurement recouvert de peinture, n' en est pas le seul indice. Le tableau accroché au mur comme clavis interpretandi ne se trouve pas par hasard au-dessus de la femme, il fournit une indication au sujet du contexte érotique. On ne le distingue que vaguement parce qu'il se trouve dans l'ombre. On a pu découvrir que Vermeer cite ici une peinture de Cesar Van Everdingen représentant un putto ou un petit éros masqué (celui-là même qu’on retrouve dans Le Concert interrompu et la Femme debout devant son virginal), signe de dissimulation. Le tableau d'Everdingen s'inspire pour sa part d'un emblème d'Otto Van Veen (Amorum Emblemata, Anvers, 1608) dont la devise était : "L'amour exige la sincérité". Chez Vermeer, le compotier à fruits qui ressemble presque à une nature morte - les "fruits du mal" - et l’œuf  enveloppé dans une serviette - signe reconnu du délire à éviter -, sont une allusion manifestement érotique. Selon Schneider, Vermeer connaissait certainement des passages de la littérature antique souvent cités par les auteurs du XVIIe siècle s'attachant à faire de la pédagogie populaire (cf. Jacob Cats). D'après ceux-ci, les femmes ne devaient pas boire de vin parce que l’ivresse mène à la fornication. Un proverbe antique était fréquemment cité: "Mulier si temetum biberit domi ut adulteram puniunta" ("Si une femme boit du vin à la maison, il faut la punir comme une femme adultère"). On gardera tout cela à l’esprit pour aborder le document n° 12 du corpus.

 

Autres tableaux à découvrir, en rapport avec cette thématique (constituez-vous votre réserve iconographique) :

 

http://www.artcyclopedia.com/artists/vermeer_jan.html

http://www.artcyclopedia.com/artists/steen_jan.html

http://www.artcyclopedia.com/artists/maes_nicolaes.html

 

Dans l’optique du commentaire composé ou de la lecture méthodique, divers plans peuvent fournir un cadre pertinent pour ces quelques notes ainsi que pour tout ce qui a pu être dit en cours à l’occasion de l’échange et de la reprise qui ont suivi les exposés. On retiendra, par exemple, celui-ci (à alimenter, bien sûr) :

 

1)     De l’inventaire à l’évocation

2)     De l’évocation au poème

3)     Du poème à la méditation

 

On peut aussi s’appuyer sur la triple compétence de Sylvie Germain : la philosophe, la critique d’art (s’inscrivant contre une certaine critique traditionnelle, comme on l’a vu, en évacuant la dimension narrative), l’écrivain, voire le poète ou la poétesse. On aura en effet été sensible à la qualité de la langue jouant sur l’écart tant syntaxique que lexical (cf. Cohen, Structure du langage poétique, sur lequel nous reviendrons) : phrases nominales, jeux anaphoriques (récurrence du substantif "lumière" et du verbe "dormir"), construction transitive du verbe dormir, travail sur le rythme, références poétiques, etc.)

 

[Cliquer ici pour accéder à une autre "lecture" de Sylvie Germain : Le pommier en fleur de Piet Mondrian]

 

 

 

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