Corrigé de la lecture méthodique

de l’épisode de "la mort de Bergotte"

(M. Proust, A la recherche du temps perdu. La prisonnière) :

quelques idées/notes destinées à alimenter le commentaire.

 

Lien vers le texte

 

 

A. Quelques réflexions, dont des éléments pour introduire…

 

Texte incontournable qui vous permettra notamment de (re)découvrir un des tableaux les plus célèbres de l’histoire de la peinture : La vue de Delft de Vermeer. Outre le mérite qu’il a (ce texte) de plaider la cause d'un peintre pratiquement inconnu au moment où Proust écrit son roman, il annule – ou réduit - la frontière entre littérature et peinture. Vermeer fournit à Bergotte un modèle à imiter : "c'est ainsi que j'aurais dû écrire". L'écrivain du roman, Bergotte, trop complaisant au lecteur, qui s'était résolu à écrire "sec" reconnaît, tout en mourant (illumination du dernier instant !) "l'inutilité de l'art factice". Le tableau de Vermeer sert de parabole à l'écriture idéale : préciosité de la matière et ces nuances ; feuilleté et épaisseur de la couleur ; "vision" qui éblouit et donne un bonheur supérieur ; mystique de l'art (cf. "la céleste balance") ; beauté consécutive à une optique spéciale et suggestive (sable rose, par exemple)

 

Autre intérêt : la construction en abyme : Vermeer modèle de Bergotte modèle du narrateur (pour un temps, du moins)... Un texte qui dit aussi l'amour de Swann et de Proust pour ce peintre. Tout cela matérialisable par une série de cercles concentriques.

 

Le texte de Proust nous invite à en lire un autre. Cf. "…mais où, grâce à l'article du critique…" qui m'amènera à aborder la question de l'intertextualité. Sous le texte de Proust "se cache" un autre texte qui le nourrit : celui (ceux) du critique Vaudoyer (on en lira des extraits en gardant à l'esprit le passage à commenter, dans l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade).

 

C'est encore une des premières fois où l'on met l'accent, dans notre littérature occidentale, sur le détail, révélateur du tout, détail en tout cas capable de capter toute notre attention au détriment (est-ce si sûr ?) de l'ensemble. Un relevé mettra en évidence l'inflation du "petit pan de mur jaune" dont on dénombre huit occurrences dans le texte. Claudel, dans un texte de 1935 (Introduction à la peinture hollandaise) témoigne d'une expérience analogue qu'on peut lire dans L'œil écoute (p. 14-15, éd. Folio). Un détail capté dans une petite toile du Rijkmuseum d'Amsterdam, annule tout ce qui l'entoure et laisse une trace durable, pour lui-même. C'est là une réalité qui a fasciné assez récemment Daniel Arasse qui a construit un livre brillant autour du détail : Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture. On pourra compléter par cet extrait du Testament de Rilke, dans lequel le poète s'absorbe dans la contemplation d'une reproduction de la Vierge de Lucques de Van Eyck, et d’un détail dont l’intérêt est limité (à lire dans le document n° 11 du corpus).

 

Une question annexe : mais où se trouve donc le "petit pan de mur jaune" ? Mme Adhémar, dans un article de novembre 1966, suggère qu'il s'agirait d'un des toits. Hypothèse souvent reprise, que je ne saurais suivre, pour ma part. Le "pan" est bien à l'extrémité droite du tableau, au-dessus des bateaux amarrés, au bord de la disparition, à la marge du tableau (à tel point qu'il est absent, quelquefois, dans des reproductions réductrices : c’est un comble !).

 

Le choix de Proust n'est sans doute pas indifférent quand il s'agit d'évoquer la disparition, du livre, d'un personnage aussi important que Bergotte. Arasse fait remarquer dans son ouvrage déjà cité que la première apparition de Bergotte, l'initiateur littéraire du narrateur de la Recherche , se fait au tout début de l'œuvre, comme dans sa marge initiale. Alors qu'il est en train de lire du Bergotte, le narrateur est interrompu par Swann. Cette intervention de Swann a pour conséquence la disparition d'un mur couleur violette qui servait de fond à une figure aimée (p. 90 de mon édition "Pléiade" en trois volumes). On peut conjecturer que Proust a sciemment élaboré apparition et "disparition" de Bergotte.

 

On pourra lire encore l’interprétation psychanalytique que Philippe Boyer fait du détail en question dans son ouvrage publié aux éditions du Seuil et consacré à Proust : Le petit pan de mur jaune (1987).

 

 

B. Proust, "La mort de Bergotte" : plan détaillé du développement

 

q       Un texte narratif au ton proche du fait divers…

 

§         Le mot ("fait divers") est bel et bien lâché par Proust (l. 21 du document distribué). L'aventure aurait bien pu arriver à Proust lui-même. Voir la lettre à Jean-Louis Vaudoyer, critique d'art, auquel la page retenue doit beaucoup. Un jour de juin 1921, Proust ne peut résister au désir d'aller voir, au Musée du Jeu de Paume, une exposition consacrée à Vermeer. "Voulez-vous y conduire le mort que je suis et qui s'appuiera à votre bras ?", écrit-il à son ami. On sait que, pendant cette visite, il fut saisi d'un violent malaise qui lui inspira l'épisode de la mort de Bergotte. On sait encore que, pour entendre chanter La Berma, il aurait "sacrifié sa vie". Proust amateur d'art… Et il y aurait bien d'autres anecdotes à citer. Ajoutons que Proust était déjà allé admirer La vue de Delft à La Haye même, le 18 octobre 1902, en compagnie de Bertrand de Fénelon. "Le plus beau tableau du monde" l'aura hanté toute sa vie.

 

§         On sera sensible au ton composite du texte : le trivial y avoisine le sublime (cf. les détails de l'alimentation de l'écrivain Bergotte  qui contrastent avec la dernière partie du texte et en particulier la fin ; voir aussi le contraste entre les lignes 4 et 5)

 

§         On a en quelque sorte deux textes s'entrecroisant, deux fils qui se côtoient comme dans un tissu (= texte). Au-delà du narratif qui prend des allures de fait divers, le passage qui nous occupe a un enjeu allégorique très profond.

 

q       Le tableau de Vermeer comme parabole d’un idéal d’écriture...

 

§         Contemplation de la perfection constituant comme un modèle et un idéal à atteindre.

 

-          Un tableau objet de vénération ("qu’il adorait") : invitation à rechercher un champ lexical du sacré. Si ce dernier apparaît avec une grande netteté dans la seconde moitié du texte, on en peut vouloir rechercher une manifestation dès le début. Les "marches" gravies deviendront, dès lors, les marches conduisant à l’idole, à l’autel ou au tabernacle, au tableau vénéré, avec la mention d’un malaise qui devient malaise d’extase, exacerbation d’une émotion esthético-religieuse (cf. syndrome de Stendhal, syndrome de Jérusalem dont nous avons parlé en cours). Mais le chef d’œuvre échappe. On croyait le connaître. En vain. Tableau énigmatique…

 

-          Un tableau énigmatique qui se dérobe tout en se donnant à voir. Enigme de fait : peint probablement depuis l’étage supérieur d’une maison de Delft, il ne "représente" pas (comparer avec les peintres contemporains) la ville dans sa globalité, de loin, mais un détail vu de plus près. Vermeer a, en outre, probablement utilisé la camera obscura (chambre noire) pour son travail. Enfin, les rayons de soleil perçant les nuages sombres et éclairant curieusement des bâtiments situés à l’arrière-plan sur la rive ont probablement une signification politique mise en lumière par certains exégètes : la Nieuwe Kerk ainsi éclairée, abritait depuis la première moitié du siècle le tombeau de Guillaume 1er d’Orange, et était chargée d’un grand symbolisme national.

 

-          La beauté de ce tableau - plus exactement d’un de ses détails - se suffit à elle-même et tous les autres tableaux de la salle sont éclipsés ("Il passa devant plusieurs tableaux et eut l’impression de la sécheresse et de l’inutilité d’un art si factice... "). La suite atteste la différence du tableau, son caractère unique ("plus différent de tout ce qu’il connaissait"). Voir aussi : "Enfin il fut devant le Ver Meer" (redoublement de la fricative sourde [f] qui fige le spectateur devant le chef d’œuvre isolé ici par le déterminant article défini), et contrastant avec les sonores [v]. Voir aussi la récurrence du mot "précieux" et de ses "dérivés".

 

§        Révélation de ce que son art aurait dû être :

 

-          Exaltation + déception (désespoir ?) : "C’est ainsi que j’aurais dû écrire... " Prise de conscience de sa médiocrité en même temps qu’il a la révélation de la beauté. Cf. le lexique interchangeable : "Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase plus précieuse, comme ce petit pan de mur jaune". Nul doute que c’est là un idéal stylistique poursuivi par Proust, contournant par les méandres de sa phrase, et pour mieux le circonscrire, l’objet à évoquer.

 

-          Le verdict en vient naturellement à tomber : "Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune". Au-delà, la rédemption et la résurrection (dernière phrase)...

 

§        Art anti-destin (cf. Malraux). "Mort à jamais ?" pose une question qui conduit naturellement à une réponse avant la belle image finale des "livres, disposés trois par trois, veill[ant] comme des anges... " : "De sorte que l’idée que Bergotte n’était pas mort à jamais est sans invraisemblance". Etrange tour en forme de litote qui dit la prudence de cette réponse. Hantise de l’artiste quant à la postérité. Réalisme de la phrase en son début (brève protase) : "On l’enterra", qui fait écho aux notations antérieures ("mangé par les vers"). Le "mais" donne lieu à un immense espoir tout empreint de platonisme : l’art permet à l’homme de se survivre. A noter l’art de Proust dans la dernière phrase qui s’achève sur le mot "résurrection" et qui donne à entendre comme un glas dans cette longue apodose constituée de sept groupes isolés par des virgules.

 

q       Pour une histoire rapprochée de la peinture

 

§         Titre emprunté à Daniel Arasse, critique d’art... Le texte de Proust nous amène à nous poser la question du critique dans son rapport à l’œuvre d’art, mais aussi celle de notre rapport au critique. Le critique apprend à voir ("Mais un critique ayant écrit que [...] tableau qu’il adorait et croyait connaître très bien", etc.). Il a mis l’accent, en l’occurrence, sur des détails : "petits personnages en bleu", "sable rose" et, bien sûr et surtout, "petit pan de mur jaune". Proust, isolant le détail à son tour, va du reste dans le même sens que Vermeer privilégiant dans sa toile une partie par rapport au tout, et percevant Delft au travers de la camera obscura comme Bergotte perçoit désormais le tableau à travers la "vision myope" du critique. Mise en abyme…

 

§         Intertextualité (ou "un texte peut en cacher un autre") : le texte de Proust donne à lire en filigrane un texte de Jean-Louis Vaudoyer, critique d’art ayant fait découvrir Vermeer à l’écrivain. Vaudoyer est l’auteur d’une étude sur l’auteur de la Vue de Delft en trois parties : "le mystérieux Vermeer" parue dans l’Opinion des 30 avril, 7 et 14 mai 1921. On aura tout le loisir de repérer les emprunts de Proust, que j’indique en caractères gras :

 

-          30 avril : "Au milieu du siècle dernier, Vermeer de Delft était exactement, non point un méconnu, mais un inconnu" (Cf. Proust : "un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer").

 

-          7 mai : "Vous revoyez cette étendue de sable rose doré, laquelle fait le premier plan de la toile et où il y a une femme en tablier bleu qui crée autour d’elle, par le bleu, une harmonie prodigieuse ; vous revoyez les sombres chalands amarrés ; et ces maisons de brique, peintes dans une matière si précieuse, si massive, si pleine, que vous en isolez une petite surface en oubliant le sujet, vous croyez avoir sous les yeux aussi bien de la céramique que de la peinture".

 

-          14 mai : "Il y a dans le métier de Vermeer une patience chinoise, une faculté de cacher la minutie et le procédé de travail qu’on ne retrouve que dans les peintures, les laques et les pierres taillées d’Extrême-Orient" (Cf. Proust : "... était si bien peint qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffisait à elle-même").

 

§         Vaudoyer annonce Proust, Claudel (cf. anecdote évoquée en A.), Arasse et son magistral ouvrage : Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture. Ce dernier ouvre, en 1992, un champ nouveau à l’histoire de la peinture : le détail, vu inopinément ou peu à peu découvert, identifié, isolé, découpé de son ensemble, remet en question les catégories de l’histoire de l’art qui semblent avoir été établies "de loin". En étudiant les différents statuts du détail, Arasse propose une autre histoire de la peinture : une histoire rapprochée des techniques du pinceau et du regard (voir, aussi : Jean-Pierre Mourey, Philosophies et pratiques du détail ; Philippe Boyer, Le petit pan de mur jaune, cité plus haut). Dans le texte de Proust, déjà, la globalité du tableau disparaît derrière le motif isolé qui, telle l’hostie de Teilhard de Chardin, déborde ses contours comme pour "coloniser" ou envahir l’espace autour (La messe sur le monde). Comparaison choisie à dessein qui nous ramène à l’atmosphère religieuse déduite de l’étude des champs lexicaux. Le groupe nominal lui-même, "petit pan de mur jaune", on l’a dit, tend à l’inflation, irrigue et nourrit l’extrait retenu (huit occurrences, alors que Vermeer n’est mentionné que deux fois !).

 

On remarquera avec Arasse (cf. supra : A. Quelques réflexions, etc.) que le détail du "petit pan de mur jaune" se trouve à la marge droite du tableau (contrairement à ce qu’ont pu penser Hélène Adhémar et d’autres critiques à sa suite), au bord de la disparition (cf. les reproductions étrangement tronquées montrées en cours !), à la limite entre la toile et la non-toile, entre l’existence et le néant. Ce motif de lisière est associé dans le roman à la disparition de Bergotte de la scène du livre. Ce passage semble "répondre" à un autre situé au début de la Recherche (comme dans la marge initiale de l’ensemble monumental qu’est la Recherche). Rappelons qu’alors qu’il est en train de lire, Bergotte, le narrateur est interrompu par Swann. Cette intervention de Swann a pour conséquence la disparition d’un mur couleur violette sur lequel se détachait une figure aimée. Ne peut-on penser que Proust a sciemment élaboré apparition et disparition de son personnage, le situant dans les deux cas par rapport à une tache de couleur venue souligner la présence d’un mur ? Je ne mentionne là qu’un des multiples effets d’échos repérables dans l’œuvre...

 

                                                                                                                                                                                            

 © Pascal Bergerault. Sauf mention contraire, ce document est la propriété exclusive de son auteur et ne peut être en aucun cas diffusé sur quelque support que ce soit (web, messagerie électronique, papier, etc.) sans autorisation préalable. La reproduction comme l'impression en sont réservées à un usage personnel.