Notes pour "Bohémiens en voyage" de Baudelaire

 

 

Quelques notes au fil d’une lecture : 

 

 

La tribu prophétique [1] aux prunelles ardentes

Hier s'est mise en route, emportant ses petits

Sur son dos [2], ou livrant à leurs fiers appétits

Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes

 

Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes

Le long des chariots où les leurs sont blottis,

Promenant sur le ciel des yeux appesantis

Par le morne regret des chimères absentes [3].

 

Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,

Les regardant passer, redouble sa chanson [4] ;

Cybèle [5], qui les aime, augmente ses verdures,

 

Fait couler le rocher et fleurir le désert [6]

Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert

L'empire familier des ténèbres futures [7].

 

 

 

 

 

 

 

A. En bref : l’essentiel de ce qui était attendu

 

Cette épreuve venait à la suite de plusieurs travaux effectués sur différentes textes de Baudelaire : un extrait de sa critique de la peinture d’Horace Vernet (doc. n° 18), "Les Phares" (doc. n° 20) et "Sur Le Tasse en Prison " (doc. n° 21)… Vous étiez donc dans le bain. En outre, je vous avais déjà communiqué le texte que vous alliez devoir analyser dans le cadre du contrôle continu. Libre à vous d’effectuer tranquillement les recherches nécessaires, sur une quinzaine de jours, pour mener à bien l’exercice du commentaire composé, limité pour cette épreuve de méthodologie, à une introduction et à une conclusion rédigée, et à un plan détaillé, le tout à effectuer en deux heures.

 

Nous avions eu l’occasion, à propos du poème sur le Tasse, de rappeler les règles du sonnet, forme utilisée strictement ici par Baudelaire : deux quatrains bâtis sur deux rimes embrassées, un sixain (ou deux tercets) faisant se succéder rimes suivies et embrassées. Avec "Bohémiens en voyage", nous étions en présence d’un vrai sonnet (sonnet régulier de type marotique), et il fallait le dire, sans s’appesantir. Tout comme il fallait mettre en évidence son articulation : deux quatrains pour évoquer ces "gens du voyage" et deux tercets pour peindre le décor dans lequel ils évoluaient.

 

Toujours dans la continuité de ce que nous avions fait jusqu’ici, vous deviez vous poser la question de la possible transposition d’art et de ses limites. La moins ambitieuse des éditions critiques vous apprenait – si vous aviez oublié que nous en avions parlé en cours – qu’à l’origine de ce sonnet nous avions une gravure de Jacques Callot, qu’il fallait, bien sûr, retrouver. Facilement, puisque la bibliothèque de section met à votre disposition trois ouvrages (à consulter seulement) où figurent des reproductions avec un commentaire utile pour votre travail.

 

Une gravure de Callot à l’origine du poème ? Sans doute. Mais pas seulement, dans la mesure où les quatre gravures qui constituent la suite complète des "Bohémiens" sont accompagnées de légendes qui, une fois réunies, constituent un poème auquel il était intéressant de comparer le sonnet de Baudelaire, ne serait-ce que pour mesurer les écarts et voir en quoi le poème en question (fort médiocre, en vérité) avait pu inspirer, lui aussi, notre poète. Source à la fois littéraire et iconographique, donc.

 

            Le tout – faut-il le rappeler ? - devait être présenté dans les règles de l’art avec une introduction en trois temps, une conclusion rassemblant en un seul paragraphe bilan et élargissement, et un plan qui ne devait pas se réduire à quelques impressions juxtaposées et notées à la hâte. Revoir les différents conseils donnés au fil des TD quant aux exigences formelles de l’exercice.

 

 

B. Quelques pistes

 

Pour alimenter le commentaire, on pourra notamment se reporter à l’étude de Jean Prévost (Baudelaire, Mercure de France, 1964, p. 133-134), dont je redis ci-dessous l’essentiel en apportant quelques compléments.

 

Se rappeler donc que Callot a exécuté, sous le titre générique de "Bohémiens", quatre eaux fortes qui se raccordent pour former une frise d'un mètre sur douze centimètres et dont les légendes réunies forment un poème que voici (pour le commentaire des gravures, voir : Georges Sadoul, Jacques Callot, miroir de son temps, Paris, Gallimard, 1969) :

 

Ces pauvres gueux pleins de bonaventures

Ne portent rien que des choses futures

Ne voilà pas de braves messagers

Qui vont errant en pays étrangers

Vous qui prenez plaisir en leurs paroles

Gardez vos blancs, vos testons, vos pistoles

Au bout du compte ils trouvent pour destin

Qu'ils sont venus d'Egypte à ce festin.

 

On remarquera avec Jean Prévost que, globalement, Baudelaire, dans ses poèmes, a subi l'influence des gravures davantage que celle des tableaux. Cela n’a rien d’étonnant. Il peut en effet avoir la gravure directement sous les yeux. Dans son observation – voire sa contemplation - il trouve aisément de quoi exercer son imagination et sa méditation. Les gravures sont plus proches - par leur dimension réduite, par leur matière même et leur rendu en noir et blanc -, de la substance poétique. Jean Prévost suggère de poser cette loi : "Plus la gravure dont s'inspire le poète est ancienne, plus l'intention du poète s'éloigne de celle du graveur, plus le poème se montre librement symbolique".

 

"Cette loi, ajoute-t-il, est assez naturelle : l'œuvre d'un auteur ou d'un graveur ancien nous est plus étrangère ; il est plus facile de lui poser des questions sans se borner aux réponses, aux intentions de l'auteur". Ces gravures comportent parfois une légende qui les éclaire. Le poète lui est, certes, attentif, mais il peut l’interpréter librement, tout comme il peut le faire pour la gravure elle-même.

 

Selon Prévost, il faut chercher la source de "Bohémiens en voyage" dans une seule planche de Callot : "Ces pauvres gueux…", soit la première de la série dont nous faisions état plus haut. Comme devant la planche de Goya dont il a tiré "Duellum", précise le commentateur, Baudelaire ne commence pas par la description de l’eau forte en question : il la fait précéder, introduire, en quelque sorte, par un quatrain qui donne un passé et un mouvement au tableau ; c'est, pourrait-on dire avec Prévost, "la veille" de la gravure :

 

La tribu prophétique aux prunelles ardentes

Hier s'est mise en route, emportant ses petits

Sur son dos, ou livrant à leurs tiers appétits

Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.

 

Dans ce quatrain, Baudelaire désigne d’emblée les voyageurs au moyen d’une périphrase en mettant l’accent sur leur spécificité de diseurs de bonne aventure à l’œil scrutateur et en soulignant cette sorte d’instinct animal qui les soude ("ses petits sur son dos", "mamelles pendantes"). Mais on note que, dans la deuxième gravure de Callot, est également visible une femme allaitant son petit qui semble pendu à son sein. D’autres portent un enfant sur le dos. L’une marche, l’autre est à cheval. Il y aurait donc, n’en déplaise à Prévost, deux gravures - et non une seule - à la source du poème !

 

Le second quatrain suit d’encore d’assez près le modèle iconographique, avant que Baudelaire n’extrapole, et en dégage une mélancolie que le graveur n'y a pas mise, surtout si on adhère à la thèse de Sadoul qui voit, en ces "bohémiens", des mercenaires. On retrouve bien les hommes en marche et l’énigmatique présence des "armes luisantes" (fusils et lances), le chariot où femmes et enfants sont blottis... Mais cette mélancolie vient peut-être de la légende dont Baudelaire tire aussi quelques idées.

 

Ces pauvres gueux pleins de bonaventures

Ne portent rien que des choses futures.

 

C’est l’occasion pour Baudelaire d’une sorte de rêverie. Gageons qu'il a pu s’identifier un moment, quitte à faire un contresens, avec les "pauvres gueux pleins de choses futures", et qu'il a pris dans cet élan généreux le germe du sonnet.

 

Viennent les tercets. Comme pour compléter et achever cette œuvre en noir et blanc, Baudelaire fait appel aux synesthésies. Il donne une musique à ce paysage en introduisant le chant du grillon, symbole d'une insouciance qui vient contraster avec ce que donne à voir la gravure. Ce chant vient compléter la scène en remédiant à la sécheresse en blanc et noir de la gravure tandis que l’ensemble prend une vie nouvelle grâce à la fraîcheur de la verdure et à l'éclat des eaux, éléments suggérant des couleurs. Enfin ce beau mot de "futures" - peut-être ironique, dans la légende de la gravure où il ne sert qu'à indiquer le dénuement des gueux -, se trouve relevé par le poète pour devenir, en rappel du premier et du huitième vers, une conclusion symbolique, et qui "élargit cette scène familière en caravane du rêve et de l’avenir".

 

Il convenait de limiter, dans votre travail, l’influence de la gravure et de sa légende. Loin de la transposer, Baudelaire l’utilise comme prétexte ("pré-texte"). Elle est la source d’une rêverie toute personnelle, toute baudelairienne, tout comme le Tasse de Delacroix. Un rappel de ce que nous avions dit sur ce poème était judicieux. Il était utile d’interroger aussi d’autres poèmes de Baudelaire (prose ou vers). Voir les notes accompagnant le texte supra.

 

Ceci dit, il était difficile de passer sous silence la citation mainte fois répétée à l’occasion de nos séances consacrées à Baudelaire et que je rappelle. Dès le Salon de 1846, dans la section : "A quoi bon la critique ? ", Baudelaire déclare en effet :

 

Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n'a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ; mais, - un beau tableau étant la nature réfléchie par un artiste -, celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible. Ainsi le meilleur compte rendu d'un tableau pourra être un sonnet ou une élégie. (C’est moi qui souligne).

 

Une des tâches auxquelles vous deviez vous atteler, à l’occasion de ce commentaire, était justement de montrer les limites de cette assertion. Et votre plan devait en tenir compte.

 

 

C. Suggestion de plan

 

On pouvait, par exemple, songer aux trois axes suivants :

 

§         Une évocation pittoresque (en ayant soin de bien peser ce que recouvre ce mot de "pittoresque" (italien : pittoresco) ; la transition entre les deux parties s’en trouvant d’autant plus facilitée)…

§         …qui s’inspire librement de l’iconographie de Callot (occasion de mesurer les écarts ; parler aussi de la légende accompagnant les gravures)…

§         …qui n’est qu’en fait que "pré-texte" à une méditation proprement baudelairienne sur la condition humaine ("récupération" de ce qui avait pu être dit au sujet des autres poèmes étudiés prenant appui sur l’iconographie ou en découlant ; faire jouer aussi l’intertextualité : autres poèmes de Baudelaire, poème de Gautier intitulé "La caravane", Bible, mythologie…). On notera qu’on tient là une sorte de plan standard qui conviendrait – à condition de l’adapter, bien sûr – à plusieurs poèmes de Baudelaire procédant de gravures ou de peintures (cf. le sonnet sur Le Tasse, par exemple).

 

Pour les sous-parties, voir les pistes ci-dessus et les notes accompagnant le poème.

 

 

 

[1] Plus qu’une référence biblique – on verra que le poème n’en est pas exempt – qui renverrait au peuple hébreu et à son errance, cette périphrase est – selon nous - à comprendre tout simplement en rapport avec la traditionnelle faculté des bohémiens à prédire l’avenir, dans les lignes de la main que leurs "prunelles ardentes" vont scruter.

[2] Notation suggestive de Baudelaire assimilant les bohémiens à des animaux emportant leurs petits avec eux, pour, éventuellement, les soustraire au danger (le danger menace peut-être : cf. les "armes luisantes"). Songer aussi au mot "fiers" dans sa référence au latin : ferus ("sauvage"). "Mamelles pendantes" vient encore renforcer l’image de l’animal plus ou moins sauvage en même temps qu’il témoigne de l’abnégation des mères mettant leurs seins à la disposition des enfants qui réclament leur dû.

[3] On n’oubliera pas que Baudelaire a écrit un poème en prose intitulé : "Chacun sa chimère". Le poète y évoque "plusieurs hommes qui marchent courbés" dans une "grande plaine poudreuse" sans aucune végétation. Où vont ces hommes ? Ils n’en savent rien. Ils sont "poussés par un invincible besoin de marcher", résignés comme "ceux qui sont condamnés à espérer toujours". Cette errance propre à l’humaine condition est assez proche de celle de nos bohémiens sans qu’il faille pour autant donner au mot chimère le sens et la matérialité qu’il a dans le poème en prose. [Cliquer ici pour accéder à un commentaire composé du poème]

[4] Témoin pour le moins inattendu, le grillon, en lequel certains commentateurs ont voulu voir le poète lui-même, la chanson devenant, par le fait même, le poème...

[5] Le contexte nous invite à songer à Artémis polymastros. Cybèle est à l'origine du culte de l'Artémis d'Ephèse qui symbolise, comme elle, la vie et la fécondité de la terre. Rappelons que sa poitrine est recouverte d'objets étranges. On les a souvent assimilés à de multiples seins (d'où "polymastros"), à des œufs (déesse de la fécondité) puis a des corps d'abeilles (symbole d'Ephèse). On pense aujourd'hui qu'il s'agirait plutôt de testicules des taureaux immolés au nom de la déesse. Si l’on s’en tient à le lecture traditionnelle, on peut aisément "récupérer" l’image des mamelles pendantes. Par ailleurs Cybèle est mentionnée à plusieurs reprises par Baudelaire dans son œuvre. Songer notamment au poème : "J’aime le souvenir…" et, plus particulièrement, à ces vers : "Cybèle alors, fertile en produits généreux, / Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux, / Mais, louve au cœur gonflé de tendresses communes, / Abreuvait l'univers à ses tétines brunes. / L'homme, élégant, robuste et fort, avait le droit / D'être fier des beautés qui le nommaient leur roi ; / Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures, / Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures ! "

[6] On pourra voir là, après la mention de Cybèle, une discrète référence biblique. Outre l’évocation fréquente de déserts qui fleurissent ou fleuriront, on mentionnera le chapitre 20 des Nombres : "Yahvé parla à Moïse et dit : ‘Prends le rameau et rassemble la communauté, toi et ton frère Aaron. Puis, sous leurs yeux, dites à ce rocher qu'il donne ses eaux. Tu feras jaillir pour eux de l'eau de ce rocher et tu feras boire la communauté et son bétail.’ / Moïse prit le rameau de devant Yahvé, comme il le lui avait commandé. / Moïse et Aaron convoquèrent l'assemblée devant le rocher, puis il leur dit : ‘Écoutez donc, rebelles. Ferons-nous jaillir pour vous de l'eau de ce rocher ?’ / Moïse leva la main et, avec le rameau, frappa le rocher par deux fois : l'eau jaillit en abondance, la communauté et son bétail purent boire." Se souvenir que Callot, qui a gravé les planches qui sont à l’origine du poème à commenter, est également l’auteur du Passage de la mer rouge où l’on peut voir une famille de bohémiens. A cet égard, la "tribu prophétique" peut être réinterprétée.

[7] Plutôt que de se lancer dans des interprétations hasardeuses, on peut comprendre, tout simplement, que le futur, assimilable à des ténèbres pour le commun des mortels, n’a pas de secret – est familier - pour ces diseurs de bonne aventure (cf. sens que nous avons donné à la "tribu prophétique" du premier vers).

 

 

© Pascal Bergerault. Sauf mention contraire, ce document est la propriété exclusive de son auteur et ne peut être en aucun cas diffusé sur quelque support que ce soit (web, messagerie électronique, papier, etc.) sans autorisation préalable. La reproduction comme l'impression en sont réservées à un usage personnel.