A propos du Tasse en prison de Charles Baudelaire.

Doc. n° 23. Notes complémentaires.

 

 

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"Le Tasse en prison" est un exemple particulièrement intéressant qui nous montre Baudelaire soucieux de corriger un poème pour rendre la transposition d'art plus fidèle et la leçon plus claire. Delacroix avait peint en 1839 et exposé en 1844 au Bazar Bonne Nouvelle une toile intitulée Le Tasse dans la prison des fous. Dès cette date, le tableau inspirait au poète un sonnet, dont un manuscrit nous a été conservé (cf. Œuvres complètes, p. 1571-1572). En voici la transcription :

 

 

Sur Le Tasse à l'hôpital des fous, de M. Delacroix,

exposé dans les Galeries des Beaux-Arts

 

Le poète au cachot, mal vêtu, mal chaussé,

Déchirant sous ses pieds un manuscrit usé,

Mesure d’un regard que la démence enflamme

L’escalier de vertige où s’abîme son âme.

 

Les rires enivrants dont s’emplit la prison

Vers l’étrange et l’absurde invitent sa raison ;

Le Doute l’environne, et la Peur ridicule,

Et la longue épouvante autour de lui circule.

 

Ce triste prisonnier, bilieux et malsain,

Qui se penche à la voix des songes, dont l’essaim

Tourbillonne, ameuté derrière son oreille,

 

Ce rude travailleur, qui toujours lutte et veille,

Est l’emblème d’une âme, et des rêves futurs

Que le Possible enferme entre ses quatre murs !

 

 

Une comparaison avec le(s) tableau(x) [1] [cliquer ici pour accéder directement au tableau de Delacroix] révèle que, dans ce premier état, la description est fort inexacte, voire négligente. Delacroix a représenté Le Tasse assis sur son lit de captif dans une pose accablée et méditative. Derrière une fenêtre grillagée, des figures plus ou moins grimaçantes le regardent. Le personnage est débraillé, plutôt que mal vêtu : ses pieds sont nus et fixent au sol, non pas un manuscrit, mais manifestement des parties de vêtement. Non loin de là : des feuillets épars (l’éventuel manuscrit). Le regard n’est pas vraiment celui d'un dément, mais plutôt d'un homme dévoré d’angoisse. Ce n'est pas "la voix des songes", enfin, mais plutôt celle des spectateurs "ameutés" (ses compagnons de misère ?), présents au fond du tableau, qui doit retentir à son oreille. Quant à la leçon des derniers vers, elle est un peu confuse ou vague : ce triste héros est le symbole de l'effort héroïque et vain d’une âme pour franchir les limites du possible. Baudelaire a revu ce tableau à l'Exposition Universelle en 1855 comme il le mentionne dans son compte rendu (cf. O.C. p. 968 et suivantes). On peut gager qu’il conçut, à ce moment-là, l'opportunité de reprendre certains détails du poème. Quoi qu’il en soit, lorsqu'il le publie pour la première fois dans la Revue nouvelle, vingt ans après avoir écrit l'ébauche, c’est sous une forme très différente, comme on en peut juger ci-dessous :

 

 

Sur Le Tasse en Prison d’Eugène Delacroix.

 

Le poète au cachot, débraillé, maladif,

Roulant un manuscrit sous un pied convulsif,

Mesure d’un regard que la terreur enflamme

L’escalier de vertige où s’abîme son âme.

 

Les rires enivrants dont s’emplit la prison 

Vers l’étrange et l’absurde invitent sa raison ;

Le Doute l’environne, et la Peur ridicule,

Hideuse et multiforme, autour de lui circule.

 

Ce génie enfermé dans un taudis malsain,

Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l’essaim

Tourbillonne, ameuté derrière son oreille,

 

Ce rêveur que l’horreur de son logis réveille,

Voilà bien ton emblème, Ame aux songes obscurs,

Que le réel étouffe entre ses quatre murs !

 

 

[Cliquer ici pour quelques repérages]

 

 

Sans qu’il s’asserve à une fidélité descriptive absolue, on peut constater que Baudelaire a corrigé divers détails qui trahissaient le tableau. Le pied n'est plus chaussé ; le regard n'est plus démentiel, mais terrifié : le héros n'est plus en train de rêver ; il reprend contact avec une réalité cruelle et les personnages spectraux qui l'assaillent ne sont plus des formes vaines engendrées par le cauchemar. L’influence de Goya est ici patente (cf. Caprice n° 43). En même temps, la leçon se modifie, devient à la fois plus nette et plus profonde. Le Tasse est désormais le symbole du "rêveur" qui a pu s'évader de sa prison terrestre pour quelques heures à la faveur du songe, et qui retrouve, au réveil, toute la misère de sa condition. Or ce drame est celui du poète lui-même tel que nous le trouvons décrit dans La Chambre double des Petits Poèmes en prose ou dans le Rêve parisien des Fleurs du Mal ou bien encore dans L’Albatros ou Le Cygne (à relire !). Une dernière fois, dans ce poème tardif, une œuvre d’art devient le prétexte d’une confession personnelle et l’on conçoit que l’évocation du tableau de Delacroix permet, finalement, l’expression d’un thème éminemment baudelairien.

 

 

[1] Delacroix aurait en effet peint deux tableaux du Tasse en prison. L’un se trouve à la Fondation Reinhard, à Winterthur, en Suisse (cf. http://www.kultur-schweiz.admin.ch/sor/e/e_werke.htm) ; l’autre serait à la National Gallery de Londres (cf. édition des Fleurs du Mal dans la collection du livre de poche classique n° 677, p. 340) bien qu’un site Internet spécialisé (www.artcyclopedia.com) le signale dans les collections de la Carleton University (Art History Department).

 

 

 

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